Saturday, September 4, 2010

Excerpt: Michel Houellebecq's La carte et le Territoire

Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d'enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc partiellement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d'émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d'un costume noir - celui de Koons, à fines rayures - d'une chemise blanche et d'une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l'un ni l'autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light.

Derrière eux, une baie vitrée ouvrait sur un paysage d'immeubles élevés qui formaient un enchevêtrement babylonien de polygones gigantesques, jusqu'aux confins de l'horizon ; la nuit était lumineuse, l'air d'une limpidité absolue. On aurait pu se trouver au Qatar, ou à Dubai ; la décoration de la chambre était en réalité inspirée par une photographie publicitaire, tirée d'une publication de luxe allemande, de l'hôtel Emirates d'Abu Dhabi.

Le front de Jeff Koons était légèrement luisant; Jed l'estompa à la brosse, se recula de trois pas. Il y avait décidément un problème avec Koons. Hirst était au fond facile à saisir : on pouvait le faire brutal, cynique, genre « je chie sur vous du haut de mon fric » ; on pouvait aussi le faire artiste révolté (mais quand même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d'un fan de base d'Arsenal. En somme il y avait différents aspects, mais que l'on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d'un artiste britannique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l'exaltation de l'ascète. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l'expression de Koons se levant de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d'enthousiasme comme s'il tentait de convaincre Hirst ; c'était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon.

Il avait des photographies de Koons seul, en compagnie de Roman Abramovitch, Madonna, Barack Obama, Bono, Warren Buffett, Bill Gates... Aucune ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu'il avait choisi d'arborer face au monde, c'était exaspérant, depuis longtemps d'ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les grands photographes, avec leur prétention de révéler dans leurs clichés la vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout, ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements, et plus tard ils choisissaient les moins mauvais de la série, voilà comment ils procédaient, sans exception, tous ces soi-disant grands photographes, Jed en connaissait quelques-uns personnellement et n'avait pour eux que mépris, il les considérait tous autant qu'ils étaient comme à peu près aussi créatifs qu'un Photomaton.

Dans la cuisine, quelques pas derrière lui, le chauffe-eau émit une succession de claquements secs. Il se figea, tétanisé. On était déjà le 15 décembre.

Avec l'aimable autorisation des éditions Flammarion


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